Infox et e-réputation de l’entreprise : cas de la concurrence déloyale sur Internet

Il suffit d’une infox – fausse information sur la réputation, l’opinion commune d’une entité, une personne morale, personne physique, ou encore imaginaire, conçue volontairement pour induire en erreur et diffusée dans les médias à large audience tel que internet – pour qu’une entreprise fasse faillite ou qu’une valeur financière ou économique tombe en vrille. Une étude allemande a montré que 3 300 entreprises, 35%, ont déjà été victimes d’infox. Il s’agit, très souvent, d’attaques qui ciblent un pilier de la valeur de l’entreprise sur lequel se fondent les investisseurs, les fournisseurs ou les acheteurs : une personne physique occupant une fonction névralgique ou ayant des qualités exceptionnelles, ou un produit ou service à très haute valeur marchande. C’est, du moins, le but principal des diffuseurs d’infox : créer un dommage financier et réputationnel.

Avec les outils numériques, la propagation d’infox est six fois plus rapide que les infos vérifiées. Un autre effet multiplicateur provient de ce que l’entreprise peut ne pas jouir d’une réputation solide ou alors est située dans un pays en développement ou ayant un risque pays élevé.

Sur le plan juridique, l’infox sur l’entreprise et son impact sur sa e-réputation – opinion commune (informations, avis, échanges, commentaires, rumeurs) sur le web d’une marque, marchandise, personne morale ou physique – met en relation deux phénomènes juridiques : les contenus illicites, relevant de la concurrence déloyale par dénigrement, et la diffusion desdits contenus dans un réseau de communication au public en ligne, c’est-à-dire internet. Les contenus illicites véhiculant du dénigrement sont des atteintes de nature à la fois économique et morale. Ces deux concepts posent des problématiques juridiques pertinentes, tantôt sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle, tantôt sur le délit de presse. Il n’en demeure pas moins qu’il existe plusieurs points de contacts qui touchent aussi bien les qualifications que les compétences juridictionnelle et matérielle, ainsi que la responsabilité et les sanctions.

Les aspects de qualification

En considération de l’outil de diffusion des contenus illicites dans un réseau de communication au public en ligne, c’est-à-dire internet, peut être qualifiée de délit de presse. Au regard des contenus illicites, c’est-à-dire les mots, images et autres éléments de langage sons utilisés, les qualifications qui retiennent de l’intérêt ici sont la concurrence déloyale par dénigrement et l’atteinte à la considération de la personne : diffamation et/ou injures.

Les aspects de compétence

Il est question de la compétence juridictionnelle, la compétence législative et l’étendue de la compétence.

Dans le cadre de la compétence juridictionnelle en matière de cyber-délitdélit qui se réalise par la diffusion de l’information sur le réseau internet ou sur le site internet- les notions de focalisation et d’accessibilité, d’origine jurisprudentielle, sont les arbitres du choix à opérer. La théorie de la focalisation est celle par laquelle il est procédé à l’analyse d’un faisceau d’indices à partir desquels il peut être déduit une intention de rechercher une catégorie de public délimitée dans un espace géographique : ces indices peuvent être la langue, le moyen de paiement, les lieux de livraison, les liens d’accès aux magasins. La théorie de l’accessibilité, quant à elle, fonde sa justification en considération de la possibilité d’atteindre les contenus illicites diffusés, et, donc, leurs effets néfastes, indépendamment d’une quelconque intention d’orienter le site vers un espace déterminé. Par conséquent, il reviendra à la sagacité de chacune des parties au conflit de choisir chacune la théorie qui servira le mieux ses intérêts.

En ce qui concerne la compétence juridictionnelle, il faudrait distinguer. Dans le cas de concurrence déloyale, la compétence juridictionnelle revient au juge du lieu d’accessibilité du site internet, tandis qu’en matière d’atteinte à la considération de la personne, c’est le juge du centre des intérêts de la victime qui est compétent à connaître du litige, le centre des intérêts étant entendu comme le domicile ou le lieu de résidence. Cette solution est en fait une troisième voie qui est venue combler les insuffisances des deux premières classiques à savoir la compétence du lieu du délit ou celle du lieu du dommage. Elle se justifie par le fait que c’est là où vit la victime que le préjudice moral est le plus susceptible de se produire avec une grande importance et, par conséquent, c’est au même lieu que sa réparation a un sens véritable et utile.

Quant à la compétence matérielle – loi applicable – elle s’apprécie tantôt au regard d’un préjudice collectif ou individuel, tantôt en considération du lieu du délit, ou, enfin, en rapport avec la nature complexe du délit. En considération de la nature individuelle ou collective du préjudice, dans le cas spécifique de la concurrence déloyale, pour le préjudice collectif, c’est la loi de l’Etat sur le territoire où sont affectées ou sont susceptibles d’être affectées les relations de concurrence. Dans le cas d’un préjudice individuel, la loi compétente est celle du lieu du dommage ou le lieu de la résidence habituelle commune des parties, ou de leurs liens les plus étroits. En matière de délit complexe, la loi applicable est celle du lieu du fait générateur. Au regard de la focalisation ou de l’accessibilité, il est retenu deux autres solutions, qui relèvent de la jurisprudence favorable à l’application de la loi du lieu du dommage. D’une part, c’est la loi du lieu où les résultats du délit devaient produire des effets attendus : c’est la consécration de la théorie de la focalisation. D’autre part, ce peut aussi être la loi du lieu où les résultats du délit sont accessibles : c’est la théorie de l’accessibilité. En prenant en compte le lieu du délit, il y a une solution jurisprudentielle qui privilégie la loi du lieu du délit, notamment en cas d’atteinte en ligne de la considération de la personnalité.

Pour ce qui est de l’étendue de la compétence, on distingue la compétence globale de celle locale. La compétence globale est celle qui permet à la juridiction saisie de connaître de tous les aspects du litige, y compris ceux qui relèvent d’autres pays concernés à des degrés divers par les atteintes considérées, tandis que la compétence locale est restreinte aux aspects qui concernent uniquement le pays duquel relève la juridiction saisie. La compétence est globale pour la concurrence déloyale, et locale pour l’atteinte à la considération de la personnalité.

Les stratégies juridiques procédurales

L’ayant droit victime de la diffusion d’une infox dispose de deux procédures à savoir soit la notification du directeur de la publication du réseau de communication au public en ligne, procédure spéciale, soit le référé devant le juge, procédure générale.

La procédure spéciale est plus rapide, moins coûteuse mais, elle est inopérante parce qu’elle installe la victime dans un éternel recommencement car, elle devra notifier à chaque fois qu’il y aura une nouvelle violation de ses droits. Il y a là une différence considérable avec les Etats-Unis où la simple notification entraîne le retrait immédiat et définitif, par l’hébergeur, du contenu présumé illicite. L’hébergeur, devenant de ce fait le juge de l’illicéité, s’expose à la commission de graves atteintes à la liberté d’expression.

La procédure générale, quant à elle, s’effectue devant le juge des référés. Elle consiste à demander le prononcé de l’illicéité du contenu et, par voie de conséquence, l’obtention à son profit, de la surveillance particulière des contenus illicites. Ainsi, non seulement le fournisseur d’hébergement et l’auteur de contenus illicites sont privés du bénéfice du contradictoire, mais aussi la censure privée est évitée, étant donné qu’un juge intervient. Enfin, la responsabilité de l’hébergeur est engagée au cas où il ne se conforme pas à la décision du juge : c’est donc une quasi-obligation de résultat qui pèse sur l’intermédiaire technique.

Les responsabilités   

L’opportunité de poursuite, en matière de concurrence déloyale, est réservée, non seulement à la victime, mais aussi à toute personne y ayant un intérêt légitime. Dans le cadre d’atteinte à la considération de la personne, par contre, cette prérogative est réservée à la victime seule ou à ses ayant droits. Néanmoins, l’opportunité de poursuite peut être élargie au Ministère public et aux associations, sous certaines conditions.

Quant aux délais de prescription de l’action, ils sont beaucoup plus courts pour les délits de presse et courent dès la date de la première publication ou, dans certains cas, de la connaissance des contenus illicites. Pour la concurrence déloyale, le délai de prescription s’aligne sur ceux de droit commun en matière pénale et civile.

Les responsabilités impliquent trois principaux acteurs : les intermédiaires techniques de l’internet (fournisseurs d’accès internet, d’hébergement et de cache), l’auteur de contenus illicites, et le directeur de la publication du site internet ou du réseau de communication au public en ligne. En ce qui concerne la concurrence déloyale, les règles de la responsabilité délictuelle du Code civil. Il s’agit d’une responsabilité pour faute, qui repose sur le triptyque classique d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice. Ainsi, il faudra d’abord prouver que la diffusion de contenus est illicite c’est-à-dire constitutive d’une faute, ensuite qu’il y a eu perte de la clientèle, et enfin que c’est à cause de la diffusion de contenus illicites de dénigrement que la clientèle a été perdue. Pour ce qui est de l’identification des personnes responsables, les responsabilités de la concurrence déloyale incombent à l’auteur des contenus incriminés et constitutifs de concurrence déloyale, tandis que pour le délit de presse, les responsabilités sont en cascade. Le directeur de la publication est d’abord responsable, à défaut c’est l’auteur du contenu illicite considéré, et à défaut l’hébergeur du réseau de communication au public en ligne. Le directeur de la publication assume, au premier chef, cette responsabilité dérogatoire, même en cas de service externalisé de modération et de contrôle de contenus avant publication. En outre, le directeur ou codirecteur de la publication ou l’éditeur est en cause, l’auteur du contenu illicite est poursuivi comme complice.

Les sanctions

Certaines sanctions peuvent viser à la fois les contenus et le support, tandis que d’autres ne concernent que soit les contenus illicites et leurs auteurs, soit le réseau de communication au public en ligne, et les condamnations peuvent être solidaires.

Ces sanctions peuvent être des dommages et intérêts, des amendes, la réparation du préjudice en nature, le retrait des contenus illicites des sites hébergeant, le blocage d’accès aux contenus jugés illicites, l’affichage, la publication et la diffusion de la décision de condamnation, l’emprisonnement, l’interdiction d’exercer.

Les nouvelles approches de prévention et de réparation    

L’impact de l’infox sur la santé des entreprises et sur l’économie de manière générale est reconnu. L’infox est une géniale technique d’argumentation qui exploite des biais cognitifs humains. Son élaboration repose sur le fait que l’on est plus enclin à croire ce qui a trait à des croyances, des craintes, des espoirs, étant entendu que tout le monde les considère comme vrais.

C’est dire qu’il est possible qu’au-delà des limites juridiques existantes, des esquisses de solutions d’une autre nature sont envisageables.

Premièrement, la déconstruction de l’infox. Elle consiste en la fourniture de l’information véridique. La réputation est difficile à bâtir. Et, quand bien-même on y arrive, elle peut être détruite d’une heure à une autre sans possibilité de retrouver la confiance des investisseurs, des fournisseurs ou des clients, durement et longuement acquise au fil du temps. Il s’agit donc d’une bataille essentiellement communicationnelle où il est impératif de mettre en place une veille qui permet de suivre l’information, de sorte à soit communiquer avant les autres soit communiquer immédiatement après la détection d’une infox.

Deuxièmement, dans un monde qui va de plus en plus vite, l’éducation sur les dangers est un outil non négligeable. Il s’agit de sensibiliser dès le bas âge par l’éducation au numérique. En entreprise aussi l’action sur les dangers et les mécanismes de l’infox est incontournable. Ce qui va construire chez le sujet un esprit critique face à la déformation de la réalité sur internet. Certains pays le font déjà, à l’exemple de la Suisse, dont les acteurs, Michael In Albon, coordonnateur du programme pour Swisscom, pense que « L’un de nos défis c’est d’expliquer comment fonctionnent les réseaux sociaux, leur modèle économique basé sur les données. Et comment le contenu qu’on regarde est ciblé en fonction de son profil, et nous influence finalement à notre insu ».

En troisième lieu, l’identification de l’origine de l’infox est une solution expérimentée par Facebook. Il s’agit d’ajouter un nouvel onglet contextuel qui permet à l’internaute de remonter vers la source d’un contenu douteux. Ce qui lui permettrait d’en évaluer la crédibilité ou non à partir de la confiance que l’on se fait soi-même de la source retrouvée.

Quatrièmement, la stratégie follow the money, pour sa part, est utilisée par HADOPI – Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des Droits sur Internet – qui voudrait se positionner comme tiers de confiance. Il s’agit de la lutte contre l’industrie de fermes de liens et clics, et donc des effets néfastes des algorithmes de diffusion massive et virale d’infox. Les victimes de l’infox peuvent ainsi mener une campagne d’information sur les agissements illicites en demandant aux acteurs de ne pas avoir ou de rompre les relations d’affaires, à l’exemple des contrats publicitaires, avec ces sites qui fabriquent et vendent des contenus illicites. La stratégie follow the money est peu justifiée, discutable, non encadrée, mais elle produit de bons résultats car, elle repose sur le name and shame.

En dernier lieu, l’une des approches est la régulation des industries du numérique. C’est la proposition formulée par certains chercheurs, contre les infox. Une méthode qui a déjà fait recette dans le cadre de la régulation climatique. Ainsi, Nicolas Baya Laffite, propose ainsi de réaliser l’estimation financière de l’infox, à l’effet de déterminer le coût de l’inaction et de la crise qui pourrait en découler.

Tout ceci démontre, à suffisance, combien les approches juridiques peuvent avoir une certaine longueur de retard sur la lutte contre l’infox. Mais, le droit n’a pas encore dit son dernier mot.


Par Laurent-Fabrice ZENGUE

Juriste : Droit du numérique et des données, DU Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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