[Digital Business Africa – Avis d’expert] – L’Afrique subsaharienne francophone est sans conteste l’un des réservoirs créatifs les plus dynamiques du continent. Des artistes comme Tam Sir, Fanicko, Magasco ou Kiff No Beat s’imposent sur les plateformes numériques, cumulant des millions d’écoutes et de vues sur YouTube, Boomplay ou Spotify. Ils incarnent cette génération hyperconnectée qui fait vibrer les foules de Dakar à Douala, d’Abidjan à Libreville. Des millions de vues et d’écoutes sont générées chaque mois, reflétant un engouement croissant pour la musique produite localement.
Pourtant, ce dynamisme apparent cache une réalité économique bien moins flatteuse : la monétisation des contenus musicaux en Afrique francophone reste très faible, et la majeure partie de la valeur créée échappe aux artistes et aux écosystèmes locaux.
Prenons un exemple édifiant : un artiste ivoirien, Tam Sir, lance « Le Coup du Marteau ». La jeunesse vibre, partage, danse. Plus de 139 millions de vues au total, dont 10 millions rien qu’au Sénégal. Des chiffres impressionnants, des chiffres qui donnent le tournis. Et pourtant… 971 euros. C’est tout ce que Tam Sir a touché pour 10 millions de clics au Sénégal. Vous lisez bien : 971 euros. Pour ces mêmes 10 millions de vues, Tam Sir aurait pu toucher cinq fois plus en Europe.
Cet écart n’est pas anodin : il illustre un problème structurel de monétisation dans nos marchés. La majorité des pays d’Afrique francophone n’ont pas accès au programme de monétisation de YouTube, et même dans le cas du Sénégal, les montants restent très faibles en raison du faible pouvoir d’achat et des revenus publicitaires limités sur nos territoires.
Pourquoi ? Parce que l’Afrique subsaharienne francophone est encore, aujourd’hui, considérée comme un marché de seconde zone par les plateformes mondiales. C’est ça, le vrai visage de l’économie musicale numérique chez nous : des millions de streams qui ne payent pas.
C’est cela, la réalité brute et injuste de notre marché : un artiste africain peut faire un buzz planétaire, mais ses revenus restent dérisoires sur son propre continent.
La vérité est là, crue, brutale : l’Afrique devient le terrain de jeu, mais elle ne possède pas le stade.
Et pourtant, on continue d’alimenter les algorithmes des plateformes, de remplir les playlists, de faire grimper les chiffres. Car le secteur de la musique est aujourd’hui globalisé et que la compétition se passe en ligne.

Il existe une alternative à YouTube. Ils s’appelent dans le monde entier Spotify, AppleMusic ou Deezer, Audiomack ou Boomplay en Afrique. Selon les chiffres, un million de streams sur Spotify peut rapporter environ 4 000 dollars… aux États-Unis ou en Europe. Ici, dans nos marchés qualifiés de « low payout markets », cette même audience se transforme en miettes. Car ces plateformes internationales sont face à un autre frein majeur : la difficulté pour les consommateurs d’accéder aux abonnements.
En effet, la plupart de ces services imposent une carte bancaire pour souscrire. Or, le taux de bancarisation dans la région oscille souvent autour de 15 à 30%, alors que plus de 60% des transactions se font via le mobile money. Cette incompatibilité prive des millions d’utilisateurs d’un accès légal à la musique, alimente le piratage, et empêche nos artistes de générer des revenus récurrents.
Le problème est donc double : d’un côté, des plateformes mondiales qui fixent les règles et captent l’essentiel de la valeur ; de l’autre, des marchés locaux peu structurés, sans leviers pour redistribuer équitablement les fruits de la création.
Pourtant, les solutions existent. D’abord, adapter les plateformes internationales aux réalités locales : permettre le paiement des abonnements via le mobile money, ajuster les grilles tarifaires, développer des services adaptés aux spécificités des marchés africains. Ensuite, négocier des accords de monétisation élargis : il est urgent que les gouvernements, les acteurs de la filière musicale et les plateformes s’assoient autour d’une table pour garantir à nos artistes un accès aux revenus générés par leurs propres publics.
Enfin, et c’est peut-être le point le plus stratégique : investir dans les infrastructures numériques. Car sans un réseau Internet stable et rapide, sans accès généralisé à la 4G et à la 5G, sans fibre optique dans les zones urbaines et rurales, l’écosystème musical digital restera une promesse inachevée. La connectivité est le socle de cette économie : elle permet le streaming en haute qualité, la diffusion des vidéos, les concerts en ligne, la vente directe de billets de concert et toutes les formes de monétisation qui en découlent… Bref, tout ce qui crée de la valeur aujourd’hui dans l’économie musicale numérique.
En résumé, l’Afrique francophone génère du contenu, attire des audiences massives, mais capte peu de valeur. Les chiffres sont éloquents : des millions de vues, des centaines de morceaux diffusés, mais des revenus dérisoires pour les créateurs.
Nos artistes sont des créateurs sans capitaux. Ils sont ceux qui font danser l’Afrique, qui habillent les nuits des villes, qui font vibrer les espoirs d’une jeunesse connectée, mais ce sont aussi les grands oubliés de la répartition de la valeur. Tam Sir, Fanicko, Kiff No Beat, Krys M … Tous ont percé à force de résilience, mais combien de talents sombrent dans l’ombre, faute d’un écosystème capable de convertir l’attention en revenus ? Derrière chaque succès, combien d’artistes voient leur potentiel se briser contre le mur d’un système qui ne leur est pas favorable ?
Tous ces enjeux – des écarts de revenus à la faible bancarisation, des parts de marché régionales aux limites des modèles actuels – sont analysés en profondeur dans mon livre : L’économie numérique de l’industrie musicale : Le cas des pays d’Afrique subsaharienne francophone, paru le 26 mai 2025.
Cet ouvrage propose des pistes concrètes pour bâtir un écosystème plus juste et plus durable, où les artistes d’Afrique francophone ne seraient plus de simples fournisseurs de contenu bon marché, mais des acteurs rémunérés à la hauteur de leur talent et de leur contribution.
A force de faire danser la planète, nous ne devons pas oublier de faire vivre ceux qui la font danser. Il est temps que la musique africaine ne soit plus seulement une matière première pour les algorithmes des plateformes internationales. Il est temps de créer un modèle où l’Afrique capte la valeur de sa créativité, où les revenus générés localement profitent à nos artistes, et où l’accès au numérique est un levier d’inclusion et de prospérité partagée.
Il est temps de danser au rythme de l’économie numérique et ses composantes car Jamais l’occasion n’a été aussi favorable pour mettre en avant nos cultures et monétiser notre créativité. Les conditions sont idéales : le marché est réceptif et à l’international, il existe une forte demande pour les produits culturels provenant d’Afrique. Les progrès technologiques ont brisé les barrières à la création.
Par Davy Atangana Lessouga
