25 milliards de dollars. Partis en fumée. En une seule journée.
Le 28 juin 2024, Nike a vécu la pire séance boursière de son histoire. Mais ce krach n’est pas tombé du ciel. C’est l’aboutissement d’une stratégie qui a transformé l’une des marques les plus inspirantes du monde en vulgaire e-commerçant obsédé par ses tableaux Excel.
Cette histoire, c’est celle d’un suicide digital. Comment Nike a sacrifié son âme sur l’autel du ROI. Comment la data a tué la magie. Et pourquoi ce qui est arrivé à Nike devrait terrifier toutes les marques qui confondent performance et croissance.
Le patient zéro du ROIsme
Janvier 2020. John Donahoe, ancien patron d’eBay, prend les commandes de Nike. Son diagnostic ? Nike est une entreprise du 20e siècle qui doit devenir une “tech company”. Sa prescription ? Une transformation radicale.
D’abord, il supprime l’organisation par sports. Fini le basketball, le running, le football. Nike s’organise désormais par genre – homme, femme, enfant. Comme Zara. Plus facile pour l’algorithme, plus simple pour le ciblage publicitaire.
Mais voilà le problème : un coureur de marathon ne cherche pas “des chaussures pour homme”. Il cherche LA chaussure qui va lui faire gagner 2 minutes sur son chrono. En supprimant les catégories sport, Nike a licencié des centaines d’experts. Des gens qui vivaient leur sport, qui connaissaient les besoins spécifiques d’un basketteur versus un traileur.
Entre 2020 et 2023, l’innovation produit s’effondre. Aucune nouveauté majeure alors que Hoka sort 5 modèles révolutionnaires et qu’On Running lance sa technologie CloudTec.
La deuxième étape de cette transformation consiste à abandonner progressivement les distributeurs pour devenir une entreprise “DTC-led”. Les chiffres semblaient logiques. Un distributeur prend 50% de marge. En vendant direct, Nike double sa marge ! Sur le papier, génial.
Sauf que Nike a oublié de compter les coûts cachés. Le marketing digital pour attirer chaque client coûte de plus en plus cher. La logistique individuelle est bien plus onéreuse que la livraison en gros. Les retours explosent – 30% en e-commerce contre 5% en magasin. Le service client devient un gouffre financier. Au final, la marge réelle du DTC s’avère inférieure aux attentes.
Dernière étape : basculer massivement vers le marketing digital et la data. Entre 2020 et 2023, Nike réoriente 70% de son budget marketing vers le digital. Des milliards de dollars par an en Facebook et Google Ads. Exit les grandes campagnes émotionnelles qui ont fait la légende de la marque.
Massimo Giunco, ancien VP Brand chez Nike, témoigne sur LinkedIn en juillet 2024. Il parle d’une “saga épique de destruction de valeur” et révèle : “Nous avons créé un écosystème cannibale qui a dévoré notre brand equity, notre marge brute, nos parts de marché et même notre budget marketing en trois ans.”
L’illusion des chiffres
Au début, tout semblait fonctionner. Les ventes directes de Nike explosent, passant d’environ 30% des revenus en 2019 à 44% en 2023. Le business direct double en trois ans. En pleine pandémie, le digital sauve les meubles et Wall Street applaudit.
Mais derrière cette façade brillante, une bombe à retardement se prépare. Les stocks gonflent de manière incontrôlable. Pourquoi ? Parce que Nike a remplacé un système qui marchait par un qui ne marche pas.
Avant, les distributeurs passaient commande 6 mois à l’avance. Nike produisait sur commande ferme. Risque zéro. Maintenant, Nike doit prédire la demande finale. Les algorithmes s’emballent, l’IA prédit mal. Les inventaires passent de 6,5 milliards de dollars en mai 2021 à 8,5 milliards un an plus tard, pour culminer à 10 milliards fin novembre 2022. Une augmentation de 54% en seulement 18 mois.
Pour écouler ces montagnes de produits, une seule solution : multiplier les promotions. Le Black Friday qui durait 3 jours en 2020 s’étend sur une semaine en 2021, puis un mois entier en 2022. En 2023, les promotions deviennent permanentes avec des remises jusqu’à 50% sur les nouveautés.
C’est là que la marge brute s’effondre. De 45,6% en 2019 à 43,5% en 2023. Chaque point de marge perdu représente environ 514 millions de dollars. Cette érosion de 2,1 points, c’est plus d’un milliard de profit qui s’évapore chaque année.
La grande désertion
Le vrai drame se joue dans les milliers de magasins où Nike a choisi de ne plus être présent. L’entreprise pensait que la force de sa marque suffirait à rediriger tous les consommateurs vers ses propres canaux. Noble idée. Fausse idée.
Prenons l’exemple de Foot Locker. 2800 magasins, 20 millions de clients. Nike représentait 70% de leurs ventes. En 2020, Nike coupe les vivres pour forcer ces 20 millions de personnes à aller sur Nike.com. Combien ont suivi ? Très peu. La grande majorité a simplement acheté ce qu’il y avait en rayon : Adidas, Puma, New Balance, et surtout les nouvelles marques montantes.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Hoka passe de 580 millions de chiffre d’affaires en 2019 à 1,4 milliard en 2023. On Running bondit de 350 millions à 1,8 milliard sur la même période. Pendant ce temps, Nike Running stagne.
Nike avait 40 000 points de vente wholesale en 2019. Plus que 25 000 en 2023. Ce sont 15 000 magasins où les clients ne voient plus Nike, où les vendeurs recommandent désormais autre chose.
Un distributeur témoigne : “Nike nous a dit qu’on était has-been, que le futur était digital. Nos clients coureurs avaient toujours besoin de conseils. On leur a conseillé Hoka. Aujourd’hui, Hoka représente 40% de nos ventes running. Nike ? 15%.”
L’arrogance du ROIsme, c’est de croire que la data remplace la relation humaine. Qu’un algorithme vaut un vendeur passionné. Qu’un site web remplace l’essayage et le conseil.
Le marketing de la mort
C’est dans le marketing que le suicide est le plus spectaculaire. Nike a construit son empire sur l’émotion. “Just Do It” en 1988 avec un investissement de 20 millions qui a généré un impact incalculable. Les campagnes Air Jordan qui ont créé un business de 5,1 milliards de dollars en 2023. La pub “Failure” avec Michael Jordan en 1996, budget 5 millions, vue 500 millions de fois avant même l’existence de YouTube.
Ces campagnes ne vendaient pas des chaussures. Elles vendaient des rêves, du dépassement, de l’inspiration.
Sous l’ère Donahoe, le mix marketing bascule complètement. En 2019, Nike consacrait 60% de son budget au brand building et 40% à la performance. En 2023, c’est l’inverse : 20% pour la marque, 80% pour la performance digitale.
Concrètement, Nike dépense désormais des milliards chaque année en publicité digitale : Google Ads avec un coût par clic qui explose, Facebook et Instagram où le coût pour mille impressions ne cesse d’augmenter, retargeting avec des taux de clic dérisoires, automation email avec des taux d’ouverture en chute libre.
Le résultat est catastrophique. La notoriété spontanée chute de 23% entre 2020 et 2023. L’engagement sur les réseaux sociaux baisse de 45% malgré trois fois plus de publications. Le Net Promoter Score dégringole de 72 à 41.
Plus grave encore : zéro campagne mémorable depuis 2018. Nike est devenu invisible culturellement. Un ancien creative director raconte : “On nous demandait le ROI de chaque idée créative. Comment mesurer le ROI d’une émotion ? D’un frisson ? On a fini par faire des pubs pour algorithmes. Des bannières optimisées pour le clic, pas pour l’âme.”
Le paradoxe du ROIsme : plus on mesure, moins on inspire. Plus on optimise, moins on innove. Plus on cible, moins on touche.
L’effondrement
Fin 2023, début 2024, la réalité finit par rattraper les métriques. Au quatrième trimestre 2023, première alerte : les ventes digitales chutent de 8%. Les membres actifs stagnent à 160 millions malgré des centaines de millions dépensés en acquisition.
Premier trimestre 2024, c’est l’hémorragie. Nike Direct recule de 10%. Le wholesale, censé mourir, progresse de 5%. Pour la première fois depuis 2020, ce sont les distributeurs qui sauvent Nike.
Deuxième trimestre 2024, le verdict tombe. Le chiffre d’affaires global baisse de 2%. Les prévisions pour 2025 sont revues à la baisse. Nike annonce un plan d’économies de 2 milliards sur trois ans et licencie plus de 1600 employés début 2024.
Le 28 juin 2024, c’est le massacre boursier. L’action ouvre à 102 dollars et clôture à 78,50. Une chute de 23,5% qui efface 25 milliards de capitalisation. Le titre tombe à son plus bas depuis octobre 2018. Six ans de gains partis en fumée.
Les analystes découvrent enfin l’ampleur des dégâts. L’innovation produit a été sacrifiée, la culture interne est en lambeaux avec un turnover qui passe de 8% en 2019 à 24% en 2023, les relations avec les distributeurs sont au plus bas. La valeur de marque selon Interbrand a chuté de 12% en trois ans.
Le syndrome Nike
Nike n’est pas un cas isolé mais le symptôme le plus spectaculaire d’une épidémie qui ravage le marketing moderne.
Allbirds illustre l’échec modèle du DTC. Valorisée 4 milliards lors de son introduction en bourse en 2021, l’entreprise ne vaut plus que 90 millions en 2024. Une chute de 97%. Avec des pertes cumulées de 400 millions et un coût d’acquisition client de 95 dollars pour un panier moyen de 98 dollars, Allbirds doit maintenant vendre chez Nordstrom et REI, ces distributeurs qu’elle méprisait.
Warby Parker incarne le mythe non rentable. Fondée en 2010, l’entreprise n’est toujours pas profitable en 2023. Elle a perdu 110 millions en 2022 pour 598 millions de chiffre d’affaires. Son coût d’acquisition client a bondi de 49% pour atteindre 40 dollars. Révélation surprenante : 65% de ses ventes proviennent de ses 200 magasins physiques, pas du digital.
Casper représente la chute du matelas. Valorisée 1,1 milliard lors de son IPO en 2020, rachetée 286 millions un an plus tard. Le coût d’acquisition d’un client matelas atteignait 285 dollars pour une marge de 300 dollars. Cause de mort : l’impossibilité de fidéliser quand on change de matelas tous les 8 ans.
Même Glossier capitule. Valorisée 1,2 milliard en 2019, la marque de cosmétiques finit par distribuer chez Sephora en 2023. La raison ? Le coût d’acquisition sur Instagram est passé de 5 à 85 dollars en quatre ans.
Le pattern est toujours le même : l’obsession du contrôle direct mène à l’explosion des coûts et à l’implosion du modèle.
Les leçons du désastre
Les intermédiaires créent de la valeur qu’on ne peut pas remplacer facilement.
Un magasin Foot Locker génère 2 millions de visiteurs par an. Pour générer le même trafic sur Nike.com, il faut dépenser des millions en publicité digitale. La conversion en magasin atteint 24% contre seulement 2,3% en e-commerce. Un distributeur n’est pas qu’un coût, c’est un investissement en trafic gratuit, conseil client, service après-vente, stockage local et crédibilité multimarques.
Bjørn Gulden, le nouveau CEO d’Adidas, l’a parfaitement compris quand il déclare : “Le wholesale n’est pas l’ennemi. C’est le partenaire qui nous permet d’être là où le client nous cherche. Notre job : mériter sa préférence, pas la forcer.”
La croissance sans profit est une destruction de valeur déguisée.
L’équation est implacable. Quand votre coût d’acquisition client augmente plus vite que la valeur de ce client, vous n’avez pas un business model mais un problème mathématique. Si vous payez 1,50 dollar pour gagner 1 dollar, ce n’est pas de la croissance, c’est un scheme de Ponzi digital.
Le client n’appartient à personne, on mérite temporairement son attention.
Nike croyait posséder ses clients via son app. La réalité ? Sur 300 millions de téléchargements, seuls 28 millions sont des utilisateurs actifs mensuels. Et parmi eux, moins de 10% achètent régulièrement. Le client moderne est polygame par nature. Il achète Nike pour le sport, Allbirds pour le confort, Veja pour l’éthique, Balenciaga pour le style. Essayer de l’enfermer, c’est le perdre.
L’immesurable compte aussi.
Coca-Cola dépense 4 milliards par an en marketing. Le ROI direct ? Impossible à calculer. La valeur de marque ? 87 milliards, plus que tous ses actifs physiques réunis. Nike a tué l’immesurable en réduisant son budget athlètes de 35%, son sponsoring événements de 40%, son innovation produit blue-sky de 60%. Résultat : une marque vidée de sa substance.
Phil Knight, le fondateur de Nike, avait prévenu : “Le business, c’est simple. C’est d’abord le produit. Ensuite l’histoire qu’on raconte. Le reste, c’est de la comptabilité.”
Une transformation digitale qui oublie l’humain est vouée à l’échec.
Nike a remplacé 1500 experts produits par des data analysts, 800 marketeurs créatifs par des growth hackers, 2000 commerciaux terrain par des chatbots. Le bilan humain est désastreux. Le rating Glassdoor passe de 4,1 à 3,2. La recommandation employeur sur Indeed chute de 78% à 41%.
Un ancien designer témoigne : “On est passé d’une entreprise qui créait pour des athlètes à une boîte qui optimise pour des KPIs. L’âme est partie avec les gens.”
Le retour du refoulé
Aujourd’hui, Nike fait marche arrière. Péniblement. Les réconciliations avec le wholesale sont presque honteuses. Foot Locker obtient un nouveau partenariat “stratégique” après trois ans de guerre froide. Nike retourne chez DSW en octobre 2023, chez Macy’s en novembre. Un investissement conjoint de 50 millions avec Dick’s Sporting Goods est annoncé.
L’organisation revient aux sources. Les catégories sport sont recréées sous le nom pudique de “Fields of Play”. Nike recrute 200 experts produits et augmente son budget R&D de 500 millions pour 2024-2025.
Le marketing redécouvre l’émotion. La campagne des JO 2024 “Winning isn’t for everyone” marque le retour du Nike qu’on connaissait. Premier spot vraiment émotionnel depuis 2019. Le budget brand doit augmenter de 40% en 2025. Les athlètes redeviennent centraux avec des contrats comme celui de Mbappé à 150 millions sur 10 ans.
John Donahoe parle maintenant d’une “approche équilibrée” et d’un “écosystème connecté”. Mais le mal est fait. Les talents perdus sont partis chez On, Hoka ou Lululemon. Les parts de marché dans le running sont passées de 47% à 31%. La confiance des distributeurs est brisée. La culture interne fracturée.
Matt Powell, analyste NPD, est clair : “Nike mettra 5 à 10 ans pour réparer les dégâts. S’ils y arrivent. Parce que pendant ce temps, les concurrents ne dorment pas.”
Et vous?
Cette histoire dépasse largement Nike. C’est celle de toutes les entreprises qui ont remplacé le pourquoi par le combien. Qui ont confondu dashboard et vision. Qui ont cru que l’émotion était un luxe.
Les symptômes du ROIsme dans votre entreprise sont faciles à identifier. Vous demandez le ROI d’une campagne de marque. Vous coupez l’innovation “non mesurable”. Vous préférez 1000 clics à une émotion. Vous optimisez le tunnel plus que le produit. Vous parlez de “posséder” le client.
Si vous reconnaissez un seul de ces symptômes, vous êtes contaminé.
Le ROIsme est une maladie auto-immune du marketing. Le système de mesure finit par attaquer ce qui fait vivre la marque. Nike a payé 25 milliards pour apprendre cette leçon, plus les 10 milliards de profits perdus, plus les 5 ans minimum pour se reconstruire. Total de la facture : 50 milliards minimum.
La question pour vous : combien êtes-vous prêts à payer pour apprendre la même chose ?
Ou allez-vous comprendre dès maintenant qu’une marque ne se construit pas avec des conversions mais avec des convictions ? Que le ROI ultime, c’est quand un client dit “Je ne peux pas imaginer ma vie sans cette marque” ?
Les grandes marques du 21e siècle seront celles qui sauront marier data et magie, performance et émotion, mesure et démesure. Celles qui comprendront qu’aucun algorithme ne pourra jamais créer ce qu’une histoire authentique peut faire naître.
À vous de choisir quelle histoire vous voulez raconter !
Ecrit par Théo Lion
CEO @Coudac | Agence Ads anti-ROAS (des bons CAC c’est mieux) | Nos réfs : Payfit, Eden Park, Gemmyo, Banque Populaire, Gerard Darel,…