ICT Media Strategies est un cabinet spécialisé en veille stratégique dans le secteur du numérique, en e-Réputation, en Personal branding, en Nation branding et en communication digitale. Il est basé à Yaoundé au Cameroun. Son DG, Beaugas – Orain DJOYUM, était l’invité de Cameroun Tribune dans son édition du 20 août 2025 pour la série sur le bilan du président Paul Biya dans le secteur du numérique. Digital Business Africa partage avec vous cet entretien dans lequel il dresse un état des lieux lucide de l’économie numérique camerounaise.
Beaugas Orain DJOYUM salue les avancées enregistrées, notamment la digitalisation des services de la DGI et de la CNPS, tout en soulignant les défis persistants : lenteur institutionnelle, faible coordination et déficit de culture numérique. Pour lui, le Cameroun doit désormais miser sur une gouvernance numérique forte, la formation de masse aux compétences digitales et l’exploitation stratégique de l’intelligence artificielle pour transformer durablement son économie.
Cameroon Tribune : Quelle évaluation faites-vous de l’arrimage du Cameroun au train de l’économie numérique ces sept dernières années ?
Beaugas Orain DJOYUM : L’arrimage du Cameroun à l’économie numérique a connu des avancées notables, mais reste contrasté. Le pays a posé des fondations importantes à travers la stratégie nationale de développement (SND30), la Stratégie nationale du développement de l’économie numérique (qui a connu un bilan contrasté), la mise en place d’infrastructures comme le Backbone national en fibre optique, la création de centres d’incubation publics et privés, ainsi que la digitalisation progressive de certains services publics (e-visa, e-procurement, etc.).
Cependant, l’impact réel de ces initiatives reste limité par des défis structurels. On peut citer la lente exécution des projets, une faible coordination institutionnelle, une faible culture numérique au sein des administrations et un cadre réglementaire parfois inadapté à l’innovation rapide du secteur. Le Cameroun est encore dans une phase de rattrapage par rapport aux économies numériques émergentes.
Cameroon Tribune : Quelles sont les avancées les plus palpables dans le domaine ?
Beaugas Orain DJOYUM : Parmi les avancées les plus significatives de ces dernières années au Cameroun, deux initiatives majeures incarnent à mes yeux la transformation numérique effective du pays. En premier lieu, la généralisation de la déclaration fiscale en ligne, à travers des plateformes mises en place par la Direction générale des impôts (DGI) du Ministère des Finances. Les contribuables camerounais peuvent déclarer et payer leurs impôts via les portails en ligne. Ces outils ont significativement réduit le recours aux guichets physiques, contribuant à la lutte contre la corruption et facilitant la conformité fiscale, notamment pour les PME.
En deuxième lieu, la digitalisation des services de la CNPS (Caisse nationale de prévoyance sociale), qui a permis la dématérialisation complète des déclarations sociales et du paiement des cotisations. Désormais, les entreprises peuvent effectuer leurs obligations sociales en ligne via une plateforme unifiée, évitant les longues files d’attente dans les agences. Tout comme les assurés peuvent avoir plus facilement leur dus. Ces innovations ont amélioré la traçabilité, la transparence et l’efficacité du système de protection sociale.
Outre ces deux institutions publiques, on peut relever la dématérialisation de certaines procédures administratives comme l’e-visa avec le Minrex), l’e-procurement avec le Minmap, ou encore Ngomna et Tresor Pay avec le MINFI et le Cename. Ces avancées marquent des pas importants vers une administration digitale plus agile. Mais, sur le plan général de nombreux départements ministériels doivent encore faire beaucoup d’efforts.
Sur le plan infrastructurel, on peut relever le développement d’un réseau de fibre optique étendu. Pour le réseau d’accès à l’international, le Cameroun dispose de cinq câbles sous-marins et d’un linéaire de près de 20 000 Km de fibre optique, déployé dans les dix régions du pays et adossé sur le pipeline Tchad-Cameroun. Nous disposons également des bretelles vers les pays voisins.
Par ailleurs, on constate la montée en puissance de datacenters publics et privés et des plateformes cloud locales qui commencent à offrir de meilleures garanties d’hébergement des services publics et privés.
Malgré les défis d’interopérabilité et d’adoption à grande échelle, ces avancées témoignent d’une volonté d’adaptation de l’administration camerounaise aux exigences de l’ère numérique. D’autant plus que le Président de la République Paul Biya a clairement indiqué à plusieurs reprises la nécessité de digitaliser les services publics et de rattraper le retard du Cameroun en la matière. Malheureusement, de nombreuses administrations n’ont toujours pas suivi les recommandations du président.
Cameroon Tribune : Selon vous, quels sont les leviers à activer pour une meilleure contribution de l’économie numérique dans la croissance du pays ?
Beaugas Orain DJOYUM : L’économie numérique représente une formidable opportunité pour accélérer la transformation structurelle du Cameroun. Mais, pour qu’elle contribue efficacement à la croissance, plusieurs leviers stratégiques doivent être activés simultanément.
Je peux citer le renforcement de la gouvernance numérique, la formation massive aux compétences numériques, la mise en place d’un cadre réglementaire agile et incitatif, l’interconnexion locale et la résilience du réseau national et enfin le développement de services publics numériques efficaces.
a). Le renforcement de la gouvernance numérique
Le Cameroun a besoin d’une meilleure coordination interinstitutionnelle dans la mise en œuvre des politiques numériques. La dispersion des initiatives freine l’impact global.
La création d’une agence spécialisée dans la digitalisation des services publics comme Irembo au Rwanda et la création Conseil national du numérique, doté d’un pouvoir d’arbitrage, s’impose pour garantir la cohérence des actions publiques, superviser les chantiers structurants (cloud souverain, e-gouvernement, cybersécurité, interopérabilité) et piloter les réformes.
En effet, le secteur privé, les opérateurs, les startups et la société civile doivent être pleinement associés dans ce Conseil national du numérique. Il doit regrouper les pouvoirs publics, entreprises et organisations professionnelles. Ce sera un outil stratégique pour co-construire les politiques publiques et faire remonter les préoccupations du terrain.
b). La formation massive aux compétences numériques
Le véritable moteur de l’économie numérique, c’est le capital humain. Il faut lancer un plan national d’alphabétisation numérique dès le primaire, tout en renforçant les filières techniques et professionnelles. Il est aussi urgent de développer des centres de formation avancée en cybersécurité, IA, développement logiciel, data science, pour alimenter le marché en talents et attirer des investissements dans la tech.
c). La mise en place d’un cadre réglementaire agile et incitatif
Le Cameroun doit rapidement adopter une législation complète adaptée à la dynamique numérique mondiale :
- Loi sur les startups avec un statut fiscal et administratif clair,
- Les textes d’application et la mise en service des structures publiques prescrites dans la réglementation sur les données personnelles,
- Renforcement de la cybersécurité (CERT national, protection des infrastructures critiques),
- Incitations fiscales pour les investissements privés dans les startups et infrastructures (datacenters, fibre, cloud, etc.).
d). L’interconnexion locale et la résilience du réseau national
Il y a un an, des coupures de la fibre optique sous-marine aux larges des côtes africaines ont révélé la vulnérabilité de notre connectivité. Pour éviter de tomber dans les mêmes erreurs, il est vital d’assurer :
- L’interconnexion efficace entre les points d’échange Internet (IXP) du Cameroun, pour garder localement le trafic entre administrations, entreprises et citoyens.
- Le routage local des plateformes nationales, notamment celles des ministères, banques, opérateurs et startups, dans des datacenters camerounais.
- La diversification des liaisons régionales (via la CEMAC, le Central African Backbone, ou le Nigeria) pour réduire notre dépendance aux câbles internationaux.
Ces recommandations font partie des 10 propositions portées par le collectif des acteurs camerounais du numérique.
e). Le développement de services publics numériques efficaces
Des avancées majeures ont été enregistrées dans la digitalisation des déclarations fiscales (avec la Direction générale des impôts), et la dématérialisation des procédures sociales (notamment à la CNPS). Ces innovations doivent servir de modèles pour d’autres administrations. Mais au-delà, il faut rendre interopérables les plateformes publiques, intégrer l’IA dans les services de santé, d’éducation, de sécurité et de justice et enfin simplifier l’accès aux documents administratifs via guichets uniques numériques.
Le numérique ne peut contribuer durablement à la croissance que s’il est pensé comme un levier transversal : éducation, fiscalité, gouvernance, infrastructures, investissement, sécurité, tout est interconnecté. Il faut une approche systémique, audacieuse et inclusive pour transformer les potentialités en véritable moteur de croissance.
Cameroon Tribune : Malgré les gros investissements, les infrastructures actuelles ne parviennent pas à réduire la fracture numérique et améliorer l’accès à Internet. Que faut-il faire ?
Beaugas Orain DJOYUM : Le problème est autant quantitatif que qualitatif. Pour y remédier, il va falloir subventionner la connectivité rurale via des partenariats public-privé ; encourager l’investissement dans les infrastructures last mile ( dernier kilomètre, réseaux d’accès) ; mieux gérer les ressources du Fonds d’accès universel des télécoms qu’on appelle au Cameroun le Fonds spécial des télécoms (FST).
Il faudra également penser à stimuler la concurrence sur les infrastructures et services internet pour faire baisser les coûts d’accès et décentraliser l’hébergement des services numériques avec des datacenters régionaux, ce qui réduit la latence et les coûts de bande passante.
Cameroon Tribune : Comment peut-on tirer avantage des prouesses de l’intelligence artificielle pour stimuler la croissance et l’innovation dans notre environnement ?
Beaugas Orain DJOYUM : L’intelligence artificielle (IA) est un catalyseur potentiel pour la transformation de l’économie camerounaise. Pour tirer avantage des prouesses de l’intelligence artificielle pour stimuler la croissance et l’innovation au Cameroun, il est essentiel de finaliser la stratégie nationale de l’IA qui a été amorcée. Elle doit être inclusive et articulée autour des besoins du pays (santé, agriculture, éducation, administration).
Il faut également favoriser la création des centres de données locales structurés, car l’IA performante repose sur la qualité des données d’apprentissage.
Il faudra également former des spécialistes et sensibiliser les décideurs, pour éviter l’effet buzz sans maîtrise réelle. C’est ce que ICT Media STRATEGIES et Smart Click Africa s’évertuent à faire au quotidien. Il faut formater l’esprit de nombreux agents publics et y installer des logiciels d’acceptation de l’innovation et de la transformation digitale. Préalable pour une meilleure formation, acceptation et assimilation des solutions et outils IA disponibles.
Il ne faudra pas oublier d’encadrer l’usage de l’IA par un cadre éthique et légal, notamment pour protéger les droits fondamentaux.
Enfin, il faut soutenir les startups et projets IA camerounais, qui répondent aux réalités du Cameroun et de l’Afrique (chatbots multilingues, IA pour la prévision agricole, diagnostic médical à distance, etc.).
Propos recueillis par Sonia OMBOUDOU