Datacenters certifiés, écosystème délaissé : le paradoxe de la gouvernance numérique au Cameroun

[Digital Business Africa – Avis d’expert] –  À la suite de l’interview du Pr Chantal Mveh, DG de la CENADI, qui, dans une interview sur Digital Business Africa, affirmait l’absence de datacenter Tier III au Cameroun, Anthony Same, PDG de ST Digital, réplique et liste quatre infrastructures nationales conformes à ce standard (Orange, Camtel, MTN et ST Digital).

Pour lui, le Cameroun dispose d’infrastructures numériques de pointe. Il déplore cependant le fait que malgré ce potentiel, plusieurs obstacles majeurs freinent l’essor de ces infrastructures. Il lance donc un appel pressant à l’État pour soutenir et accompagner ce secteur clé de notre souveraineté numérique.

Digital Business Africa vous propose l’intégralité de sa tribune.

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 « Il n’y a pas de datacenters Tier III au Cameroun » : le Pr Chantal Mveh alerte sur les failles structurelles

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L’actualité récente, marquée par plusieurs ruptures de câbles sous-marins, a rappelé avec force à quel point l’infrastructure numérique est devenue vitale pour le bon fonctionnement de nos sociétés. Au cœur de cette infrastructure se trouve la filière datacenter, véritable colonne vertébrale du numérique, aujourd’hui comme demain.

Aujourd’hui, les datacenters sont les premiers points de connexion aux câbles sous-marins. Ils assurent le routage et la continuité du trafic internet, hébergent les applications et sites web des entreprises, et soutiennent les services publics dans leur transition numérique — tels que l’e-visa, la carte nationale d’identité, le passeport ou encore la gestion des examens scolaires officiels.

Demain, avec l’essor fulgurant de l’intelligence artificielle et les nouveaux usages numériques, ce sont des infrastructures encore plus robustes, sécurisées et souveraines qu’il faudra mettre en place.

Plus que jamais, un pays qui ambitionne la croissance et la modernité doit garantir la souveraineté de ses données et disposer de datacenters localisés sur son propre territoire. L’enjeu de la souveraineté et de la résilience numérique est stratégique. Il impose de valoriser, de renforcer et de promouvoir le dynamisme de la filière datacenter camerounaise, afin d’en faire un levier majeur de croissance et de compétitivité.

Des datacenters certifiés et sécurisés au Cameroun

Le Cameroun dispose aujourd’hui d’infrastructures numériques de pointe, avec quatre datacenters aux standards Tier III (Orange, Camtel, MTN et ST Digital). À cela s’ajoutent deux autres (Campost et Cenadi) qui, bien que présentant des éléments de redondance, comportent quelques points de défaillance uniques (SPOF), les rapprochant d’un niveau Tier II. Pour rappel, la dénomination Tier III renvoie à un standard international de classification des datacenters, garantissant une haute disponibilité et une redondance des systèmes comme l’illustre le schéma ci-après :

Il est important de noter que si la dénomination Tier III est un référentiel standard, des organismes de certification indépendants apportent un avis neutre et objectif sur la réalité des dispositifs techniques mis en œuvre. Parmi eux, l’Uptime Institute est très connu pour avoir déposé le label “Tier III” comme propriété intellectuelle. D’autres entités reconnues incluent le TIA-ANSI, l’ISO, ainsi que l’OCP (Open Compute Program), OIX, HDS, LEED, SOC1, SOC2, etc.

Au Cameroun, deux des quatre datacenters aux standards Tier III se distinguent par des certifications obtenues auprès d’organismes indépendants :

Ces réalisations démontrent clairement l’existence de datacenters certifiés et sécurisés aux normes internationales au Cameroun, constituant de véritables infrastructures de souveraineté numérique.

Pourtant, un écosystème local encore délaissé

Malgré ce potentiel, plusieurs obstacles majeurs freinent l’essor de ces infrastructures.

Le premier est un manque de confiance envers les acteurs locaux.

L’administration et de nombreuses entreprises publiques continuent de privilégier des clouds étrangers pour héberger leurs applications et leurs données, y compris les plus sensibles (finance, santé, sécurité, identité). Il n’est pas rare de voir des responsables gouvernementaux utiliser exclusivement des services de messagerie hébergés à l’étranger, comme Gmail, Yahoo ou Outlook.

De très nombreux de clients camerounais, privés comme publics, font appel à des prestataires étrangers pour l’hébergement de leurs sites web et leurs serveurs virtuels alors qu’une offre locale fiable existe. Ce réflexe d’externalisation des données dans des environnements géopolitiquement incertains n’est pas sans conséquence. L’exemple de l’Ukraine, où la souveraineté numérique est devenue un enjeu stratégique majeur entre puissances, devrait nous inviter à plus de vigilance.

Les dysfonctionnements réglementaires constituent un autre frein.

En théorie, des lois obligent les acteurs de secteurs sensibles à héberger leurs données localement. En pratique, ces dispositions ne sont ni contrôlées, ni appliquées, ce qui les prive de toute efficacité. Sur le plan fiscal et douanier, le Cameroun applique encore des droits de douane et une taxe TSR sur les logiciels, en contradiction avec les accords de l’OMC. Ce surcoût freine l’adoption de solutions numériques. De plus, dans un contexte énergétique instable, les datacenters doivent investir dans des groupes électrogènes et autres équipements pour garantir une disponibilité continue. La suppression des droits de douane sur ces équipements essentiels constituerait une mesure de soutien forte et cohérente.

À cela s’ajoute une gestion peu transparente des subventions publiques dédiées au numérique. Les fonds comme le FST (Fonds Spécial des Télécommunications portant sur 3.5% du chiffre d’affaires des opérateurs Telecom), le PATNUC (Plan d’Accélération de la Transformation Numérique du Cameroun ayant reçu une importante subvention de la Banque Mondiale) ou la REDEVANCE INFORMATIQUE (0.45% de la valeur de toute marchandise importée au Cameroun), représentent des montants importants. Pourtant, leurs effets sur l’écosystème numérique local restent peu visibles.

Les partenariats public-privé, quant à eux, peinent à émerger.

Les marchés publics sont souvent attribués à des entreprises étrangères, sans obligation de collaboration avec les acteurs locaux. Les bailleurs internationaux ont aussi leur part de responsabilité. Ils travaillent principalement avec le secteur public, délaissant le secteur privé même pour de simples consultations. Cela conduit à des projets peu efficaces, générant d’énormes coûts en “assistance technique” et aboutissant à des solutions difficiles à maintenir, rapidement abandonnées faute de compétences suffisantes au sein du secteur public.

Enfin, les coûts élevés de l’internet et la qualité inégale de l’énergie demeurent des handicaps majeurs.

Le Cameroun, malgré la présence de plusieurs câbles sous-marins, continue d’afficher l’un des tarifs internet les plus élevés du continent. Le réseau de distribution électrique est quand lui trop souvent défaillant. Cette situation fragilise la compétitivité de l’ensemble du secteur numérique.

Conclusion : un appel à l’État

Le secteur privé camerounais a su, par ses propres moyens, développer une infrastructure numérique moderne et sécurisée, sans aide publique significative. Ce n’est plus l’absence de datacenters qui pose problème, mais bien le manque de reconnaissance, de soutien et d’accompagnement de l’État à l’égard d’un secteur crucial pour notre souveraineté et notre développement.

Il est urgent que les autorités publiques prennent la mesure de cet enjeu, en instaurant un cadre favorable à l’essor de la filière datacenter locale, au bénéfice de l’économie nationale, de la sécurité des données et de la souveraineté du pays.

Anthony Same
Anthony Same

Par Anthony Same, PDG de ST Digital

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